Écrire sur soi

Entretien

Écrire sur soi

Échange imaginaire entre Marc Lainé et Martin Langlois

Marc Lainé : Pour commencer cet entretien, je voudrais évoquer avec toi le tournant que constitue ce spectacle dans ton parcours d’auteur-metteur en scène. Jusqu’à aujourd’hui, tes spectacles s’inspiraient du cinéma et de ses multiples genres: le road-trip, le fantastique, l’horreur… Tu revendiquais d’inscrire ton travail dans « la culture pop » pour susciter la curiosité du public le plus large. En décidant de raconter l’histoire de tes parents, tu entreprends un geste autobiographique inédit et inattendu. Comment en es-tu venu à prendre ce virage artistique ?

Martin Langlois : Je crois tout simplement que j’étais allé au bout de ce cycle sur la culture populaire que tu as décrit, au bout d’une recherche esthétique sur l’hybridation entre le théâtre et le cinéma. Il fallait que je passe à autre chose…

Marc Lainé : Mais pourquoi décider de raconter ta propre histoire ?

Martin Langlois : Mes précédents spectacles parlaient déjà de moi. J’ai toujours puisé dans mes propres souvenirs pour écrire mes histoires, même si cette dimension autobiographique n’a jamais été explicite… Et puis, il y a certains motifs et certains thèmes qui reviennent de façon tellement récurrente dans mes différentes pièces qu’ils doivent nécessairement raconter quelque chose de moi, enfin, je suppose… Au fond, toute création est une forme d’autoportrait dans lequel l’artiste révèle ses obsessions, non ? Même la toile la plus abstraite nous apprend des choses sur la personnalité du peintre qui en est l’auteur…

Marc Lainé : Tu ne réponds pas à la question. L’écriture de ce spectacle ne me semble pas relever de la même nécessité. Là, tu fais le choix de nous livrer des pans entiers de ton existence, du moins de celle de tes parents…

Martin Langlois : Je ne sais pas si ça procède véritablement d’un choix conscient et volontaire… La dimension autobiographique est arrivée presque par surprise… Enfin, pour être exact, elle s’est imposée de façon insidieuse…

Marc Lainé : Comment ça ?

Martin Langlois : Au départ, j’imaginais écrire une pièce sur la volonté de dénoncer et de renverser la domination patriarcale qui anime une partie de la société aujourd’hui. Mais en y réfléchissant, j’ai trouvé intéressant d’aborder ce sujet avec un décalage historique, d’éclairer ce combat contemporain en faisant le récit de celui mené au cours des années 70 par la deuxième vague féministe. Cela m’a conduit à interroger d’une façon plus générale les ambitions et les désillusions du mouvement d’émancipation sociale et politique initié par mai 68.

Et en voulant raconter l’histoire d’un couple de cette génération, j’en suis venu peu à peu à m’inspirer de la vie de mes parents, pour finir par raconter en détail leur rencontre et la lente désagrégation de leur couple…

Écrire sur soi, c’est essayer de prendre de la distance avec soi-même pour dresser un portrait fidèle et honnête, mais en réalité, cette distance ne nous permet pas de préserver une quelconque objectivité

Marc Lainé : En lisant ta pièce, on est frappé par le caractère implacable du regard que tu portes sur leur histoire et les rapports de domination inconscients qui structurent leur relation. Tu exposes ces fragments intimes sous une lumière particulièrement crue. Tout est vrai dans ce que tu racontes ?

Martin Langlois : « Vrai », sans doute pas. On n’échappe jamais à la fiction… Écrire sur soi, c’est essayer de prendre de la distance avec soi-même pour dresser un portrait fidèle et honnête, mais en réalité, cette distance ne nous permet pas de préserver une quelconque objectivité. Au contraire, elle nous éloigne de nous-mêmes, jusqu’à ce que cet autoportrait finisse par se détacher complètement et vive sa propre existence littéraire. En écrivant sur soi, on cherche à se décrire avec précision et sincérité, mais simultanément, dans un même mouvement, on fait de soi-même un personnage de fiction. C’est le traitement que j’ai fait subir à mes parents. En cherchant à les comprendre, j’en ai fait de simples personnages. Je les ai saisis dans des représentations sans doute fausses et réductrices d’eux-mêmes… Ce qui est exactement ce que Liliane reproche à Paul.

Marc Lainé : Donc, si je comprends bien, en écrivant cette pièce, tu as reproduit le geste destructeur de ton père qui a écrit un roman à succès en s’emparant de l’histoire qu’il vivait avec ta mère.

Martin Langlois (la voix soudain tremblante) : Oui… Absolument, oui.

Marc Lainé : Tout va bien ?

Martin Langlois : Oui… Non. Non pardon, c’est juste que c’est un sujet assez sensible en ce moment. Entre la santé de mon père qui se dégrade et ma mère qui ne m’adresse plus la parole à cause de ce projet, j’ai beaucoup de mal à parler de tout ça sereinement, je suis désolé… Enfin, j’aurais dû y penser avant de me lancer dans cette aventure hein! (Rires)

Marc Lainé : Tu veux qu’on fasse une pause ?

Martin Langlois : Non, non. Continuons, ça va aller…

Marc Lainé : Bien… Alors… Nous avons à peu près le même âge, en tout cas, nous sommes de la même génération. Nous sommes les enfants des baby-boomers et des « soixante-huitards ». Qu’est-ce qui pourrait, selon toi, caractériser notre génération ?

Martin Langlois : Non, mais tu vois, normalement, un écrivain se libère de ses personnages en racontant ses histoires. Même s’ils l’obsèdent pendant le temps de l’écriture, il les oublie en mettant un point final à son texte. Mais là, moi, mes personnages sont mes propres parents, alors aucune chance que je m’en débarrasse… Tu vois ce que je veux dire ou pas ?

Marc Lainé : Oui. Oui, je crois. Et pour en revenir à la question sur notre génération ?

Martin Langlois : Oui, pardon. Je ne sais pas si je peux parler au nom d’une génération. Mais si tu me le demandes, je crois que, toi comme moi, nous avons tiré les leçons des désillusions successives qu’ont vécues nos parents. Forts de cette expérience, nous avons appris à nous méfier des discours idéologiques et à tenter de préserver une forme de complexité dans nos analyses politiques. Mais cette défiance a sans doute fini par anesthésier notre capacité à nous engager dans des combats essentiels. Récemment, j’ai eu des conversations passionnantes avec une des jeunes techniciennes de notre équipe de création… Et bien, outre le fait que ce dialogue m’a fait prendre conscience avec effroi que j’étais devenu vieux, en tout cas dans le regard de cette jeune femme, j’ai surtout réalisé que je n’avais jamais envisagé le théâtre comme un outil pour agir sur le monde. De la même façon que je me méfiais des discours politiques, je refusais de faire passer un message quelconque dans mes pièces. Et selon moi, la plupart des auteurs qui s’y étaient risqués étaient de mauvais auteurs, à part Brecht bien sûr.

Marc Lainé : C’est un jugement qui n’engage que toi, mais passons. Donc tu ne croyais pas au théâtre politique ?

Martin Langlois : Si, bien sûr que si. Mais pas à un théâtre qui assènerait des messages au public, même si je pouvais par ailleurs adhérer à la teneur de ces messages. Il s’agissait plutôt de faire trembler mes propres certitudes, de partager mes interrogations avec les spectateurs pour les inviter à réfléchir avec moi… Les « pièces à thèmes » étaient absolument à bannir selon moi. Mais aujourd’hui…

L’urgence de tous les combats écologiques, politiques, sociaux ou sociétaux que nous avons à mener implique que nous nous servions du théâtre pour faire passer nos messages.

Marc Lainé : Aujourd’hui ?

Martin Langlois : Aujourd’hui je ne sais plus. Peut-être que l’urgence de tous les combats écologiques, politiques, sociaux ou sociétaux que nous avons à mener implique que nous nous servions du théâtre pour faire passer nos messages. En tout cas, il y a toute une nouvelle génération d’artistes qui semble s’engager dans cette voie. Et c’est peut-être très bien. Mais, une fois que j’ai dit ça, je me mets à avoir peur de prêcher pour des convaincus et d’exclure tous ceux qui auraient un autre point de vue… Bref, je suis un peu perdu.

Marc Lainé : Hmm… Je vois ça. Tu ne crois pas au contraire que précisément le théâtre est le bon endroit pour faire passer un message parce que précisément il n’est pas une tribune politique et qu’on peut donner à ce message une forme sensible inouïe qui a une chance de toucher les spectateurs même les plus réfractaires à nos idées ?

Martin Langlois : Oui. Peut-être. J’aimerais y croire en tout cas…

Marc Lainé : Pour conclure cet entretien, je voudrais revenir sur ma première question et sur le virage artistique que constitue à mes yeux ta dernière création. Est-ce qu’une bifurcation significative dans le travail d’un artiste témoigne nécessairement d’un changement radical dans sa vie personnelle ? Et donc, est-ce qu’on peut supposer que ce spectacle est l’expression d’un bouleversement intime dans ton existence ?

Martin Langlois : C’est une question assez indiscrète, non ?

Marc Lainé : Tu n’es pas obligé d’y répondre…

Martin Langlois : Je te répondrais que c’est plutôt l’inverse qui s’est produit… Cette pièce ne témoigne pas d’un changement dans ma vie, au contraire, c’est écrire cette pièce qui m’a changé…

Marc Lainé : De quelle manière ?

Martin Langlois : Ce spectacle se conclut sur une ultime scène d’amour qui, dans mon esprit, est le moment qui précède ma conception, même si ce n’est pas expliqué aux spectateurs. Alors qu’ils avaient rompu depuis plus d’un an, mes parents se sont revus, m’ont conçu donc, pour finalement décider de me garder et de m’élever tout en étant séparés… En écrivant cette pièce, sans l’avoir prémédité, je crois avoir comblé par la fiction un angle mort de mon existence, c’est-à-dire cette période que je n’ai jamais connue pendant laquelle mes parents ont vécu ensemble une véritable histoire d’amour… C’est un peu grandiloquent, mais cette pièce donne en quelque sorte un sens à mon existence…

Marc Lainé : Mais tu ne racontes pas ta naissance dans la pièce ? Ça aurait pu être une belle fin.

Martin Langlois : Et prendre le risque de faire de moi un personnage de fiction ? (Rires) Non merci, j’ai déjà beaucoup trop de névroses à gérer ! Je vais déjà essayer de me coltiner le réel et m’occuper de vivre ma vie !

Propos recueillis par les équipes de La Comédie de Valence (2025)